Association Présence de Gabriel Marcel

 
Un volume, 493 p.
Parution: 1997.
ISBN:2-95121139-0-6.
23 euros

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LE MYSTERE DE L'ÊTRE (1951)

S'il importe aujourd'hui de revenir à la pensée de Gabriel Marcel, il importe aussi de la saisir à son plus haut niveau d'exigence philosophique. Or, bien des événements intellectuels nous séparent du temps où fut publié pour la première fois Le Mystère de l'Être. Comment en faire abstraction ? Il y a eu l'essor des sciences humaines et, dans les années soixante, la vogue du «structuralisme». L'air du temps reléguait dans un passé qui pouvait sembler révolu le style existentiel de Gabriel Marcel. Mais ce n'est sans doute pas l'obstacle majeur. Si l'on se dégage des modes passagères, subsiste une question sérieuse : la question du sujet. Or, aux prétentions et aux illusions de la conscience immédiate, Gabriel Marcel opposait déjà le principe critique de la réflexion seconde. Parce qu'elle anticipait sur les contestations récentes du cogito, sa philosophie permet de faire droit à ce qu'il y a en elles de valable.

Plus important est le fait qu'entre-temps, les philosophes français ont progressé dans la connaissance de la pensée de Heidegger. Et celle-ci a tellement envahi le champ philosophique que quiconque parle aujourd'hui de l'être semble se mouvoir dans l'orbite heideggerienne. Ce n'est évidemment pas le cas de Gabriel Marcel, dont la problématique ontologique est fort différente de celle de Heidegger. Le site originel de cette réflexion est bien plutôt la tradition réflexive française, à laquelle appartiennent aussi Maurice Blondel et le Père Lucien Laberthonnière. Celui-ci a proposé une métaphysique de la charité, et Gabriel Marcel est très proche de ses préoccupations lorsqu'il identifie dans le Journal métaphysique le problème de l'être et le problème du salut.

L'actualité singulière de Gabriel Marcel se manifeste lorsqu'il considère les rapports de l'ontologie et de l' éthique.

En reprochant à Heidegger sa méconnaissance de l'intersubjectivité, Gabriel Marcel souligne ce qui est, de fait, la grande faiblesse de cette philosophie : son manque éthique. Mais chez des penseurs qui lui ont pourtant résisté, l'influence heideggerienne provoque un tout autre type de dissociation entre l'éthique et l'ontologie. Dans son dialogue constant et polémique avec Heidegger, Emmanuel Lévinas ne pense pas pouvoir établir le primat de l'éthique sans une contestation radicale de l'ontologie. L'originalité de Gabriel Marcel est, au contraire, de maintenir un lien substantiel entre l'ontologie et l'éthique. Revenons au texte capital : Position et approches concrètes du mystère ontologique, qui accompagnait, dans sa publication initiale, un drame, Le Monde cassé. Ce que Gabriel Marcel désigne ainsi, c'est un monde dans lequel notre exigence d'être est tellement frustrée que nous ne parvenons même plus à à en prendre conscience. A travers la dissociation de la personne, réduite à la série de ses fonctions, vitales, psychologiques, sociales, Gabriel Marcel désigne le triomphe de la raison instrumentale. Mais sa description d'un monde livré à la technocratie vise surtout à faire ressortir l'étouffement de ce qu'il nomme l'exigence ontologique. Que devient l'homme lorsqu'il est séparé de cette exigence d'être qui devrait sous-tendre et animer son rapport au monde, aux autres, à lui-même et à Dieu ?

Selon son mode propre, Gabriel Marcel affronte ainsi le nihilisme contemporain. Dire : rien n'est, c'est dire : rien ne vaut. L'exigence ontologique est ce au nom de quoi nous mettons à l'épreuve tout ce qui prétend à une valeur, tout ce qui se propose comme susceptible de donner un sens à la vie humaine. Y a-t-il, au sein de notre expérience, quelque chose qui résiste à la dissociation critique, quelque chose sur quoi nous puissions fonder notre espérance ?

Le langage de l'être, le langage du salut et le langage du sens se conjuguent pour nous renvoyer à la plus grande profondeur de notre désir. La complicité de l'Idée de l'Être et de l'Idée du Bien ouvre la dimension éthique de l'ontologie. Or l'amour est, pour Gabriel Marcel, l'approche la plus concrète du mystère ontologique. La merveille de l'amour revèle les êtres à eux-mêmes. Et cette rencontre, qui est grâce, convertit l'exigence d'être en appel, un appel que j'adresse, mais aussi un appel qui m'est adressé, qui me convoque et qui m'oblige.

Nous touchons ici à la responsabilité éthique, qui prend conscience d'elle-même dans et par rapport à autrui. Parce que, dans sa fragilité et dans sa détresse, autrui fait appel à moi — pour être. Mais aussi parce que je lui adresse le même appel. Philosophe du nous, Gabriel Marcel tient en effet pour essentielle l'exigence de réciprocité : être, c'est être avec.

Pourtant, sa réflexion pointe, comme un indice métaphysique capital, le fait, étrange pour la simple raison, que des êtres maintiennent ce don par une fidélité créatrice que n'atteignent pas les démentis de l'expérience, c'est-à-dire les défaillances et la trahison de l'autre. Rare, mais éminemment significatif, ce fait constitue, pour Gabriel Marcel, le point de jonction entre le rapport à autrui et le rapport à Dieu.

Comme chez Kant, mais bien autrement que chez Kant, la question de Dieu ne se pose pas, pour lui, dans la ligne du savoir théorique, mais dans le prolongement de l'éthique. Lorsqu'elle s'adresse à Dieu, la foi devient «une assurance invincible fondée sur l'être même». Ou, comme le dit encore Gabriel Marcel, «Ici, et ici seulement, nous atteignons non seulement une inconditionnalité de fait, mais une inconditionnialité intelligible» (Essai de philosophie concrète). Si Gabriel Marcel donne à Dieu le nom de Toi absolu, c'est pour nous signifier que nous pouvons mettre en lui notre confiance, sans craindre qu'il nous trahisse.

Toute la pensée de Gabriel Marcel gravite autour de ce point central : la connivence entre l'Amour de Dieu pour ses créatures et l'amour qui relie celles-ci les unes aux autres. Or, faire fond sur cette connivence, par un acte de foi, c'est aussi bien s'ouvrir à la dimension ultime de l'espérance : que survive et que s'épanouisse par delà la mort l'amour qui donne, ici, maintenant, sens à nos vies, et qui nous fait être.

Pierre Colin

Présence de Gabriel Marcel
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