Je me suis souvent demandé si d'une certaine manière ce n'est pas la musique à peu près seule qui peut donner la clef, ou même qui est la clef de mon œuvre tout entière, philosophique et dramatique
Quand je me demande pourquoi, moi qui fus élevé en dehors de toute religion, dans une famille agnostique, je pris position dès mon adolescence en faveur du christianisme, alors que je ne pouvais en toute sincérité me dire chrétien, je suis tenté de penser que le rôle de la musique a été primordial et c'est avant tout à Jean-Sébastien Bach que je songe et presque exclusivement.
En écoutant ou en lisant les Passions et les Cantates, j'avais l'assurance invincible que ce qui m'était révélé à travers elles présentait une réalité située par-delà toute discussion possible. Mais pouviez-vous être sûr, demandera-t-on, que cette réalité n'était pas simplement celle d'une âme profondément croyante ? Il me faut répondre, usant d'une notion qui devait plus tard m’apparaître comme fondamentale : ce qui se livrait à moi, c'était un témoignage, c'était une attestation. Or il ne peut y avoir témoignage ou attestation sans une référence à la réalité attestée. Je puis donc dire en toute certitude que la musique a été pour moi un chemin vers la conversion.
Il faut ajouter ceci, qui est sans doute encore plus significatif : le fait que toute mon enfance avait été assombrie par la mort prématurée de ma mère, enlevée en deux jours par une maladie foudroyante quand j'allais avoir quatre ans, a contribué, je peux le dire en toute certitude, à conférer pour moi une priorité vécue à la question de l'au-delà.
L'abus de la fonctionnalisation est un des traits les plus significatifs du monde dans lequel nous vivons. Le fonctionnarisme, le cancer bureaucratique n'est qu'un aspect particulièrement évident de ce fléau. « La vie dans un monde axé sur l'idée de fonction, écrivais-je en 1933 dans l'essai intitulé Position et approches concrètes du mystère ontologique, est exposée au désespoir. Elle débouche sur le désespoir. En réalité ce monde est vide, il sonne creux ; si elle résiste au désespoir, c'est uniquement dans la mesure où jouent au sein de cette existence et en sa faveur certaines puissances secrètes qu'elle est hors d'état de penser ou de reconnaître. »
Dans ces conditions, le rôle d'une philosophie concrète ne consistera pas seulement à repérer en nous cette exigence d'être, que le monde dans son évolution actuelle tend de plus en plus à décevoir, mais encore à relever des traces, à déceler des approches, au plus intime de la vie de chacun de nous. C'est ainsi, pour prendre un exemple parmi tant d'autres, que j'étais amené dans cette méditation et dans les ouvrages qui suivirent à souligner l'importance décisive de la rencontre dans la vie spirituelle.
Sans doute sommes-nous ici au cœur
même de toute mon œuvre. Mais il n'est pas difficile de
voir que la notion de rencontre, d'inter-subjectivité,
ne peut pas se suffire à elle-même, elle implique une référence,
qui ne peut être que métaphysique, à un cœur mystérieux
de l'être et de la réalité où il ne peut nous être donné de
nous établir une fois pour toutes, mais vers lequel nous avons à progresser sans cesse. En ce sens, l'homme est essentiellement
un être qui chemine. D'où le titre d'un de mes livres,
Homo viator. Il serait contraire à toute raison de vouloir
immobiliser l'homme dans un certain état ou même de le réduire
à une certaine modalité de lui-même.
Ce texte
de Gabriel Marcel, inédit en français,
fait partie d'un ouvrage collectif paru en 1955 en allemand,
sous le titre Wegweiser in der Zeitwende
Présence de Gabriel Marcel