Cheminements et carrefours
Mon père était d'origine catholique, ma mère d'origine juive, et d'autre part, j'ai épousé une protestante. J'ai eu en même temps une immense sympathie pour les orthodoxes. Oui, j'ai toujours été un « homme de carrefours » et, au point de vue religieux, un « homme du seuil » : un homme qui est entré juste assez pour pouvoir se retourner vers les gens qui cherchent et pour leur dire : « Écoutez, voilà, j'ai cherché moi aussi et peut-être suis-je en mesure de vous aider un peu à chercher davantage. »
Aujourd'hui, je peux dire que mon souci constant est encore d'aider les êtres. J'ai le sentiment très net que le fait de vivre encore, à mon âge, de vivre si vieux, il faut tâcher de le justifier, et cela aussi bien vis-à-vis de soi-même...
Je ne peux pas supporter les gens qui manquent de générosité. Pour moi, la générosité, c'est quelque chose de fondamental, et je crois que cela s'accorde aussi avec mon culte pour l'admiration, car l'admiration est une forme de la générosité.
Je me rappelle toujours une interview de Stève Passeur qui m'avait choqué. Il avait dit : « Oh ! moi, je déteste avoir à admirer quelque chose, j'ai l'impression que cela me diminue. » J'ai toujours eu le sentiment exactement contraire ; on s'enrichit en admirant.
Le nombre comme idole
Au cours de ces dernières années, ma méfiance à l'égard de toute façon statistique de considérer les hommes n'a cessé de croître. Je n'hésite pas à le dire : le nombre risque de devenir un monstre et une idole qui peut jouer contre tout ce que j'ai appelé l'humain dans l'homme.
Vers 1947, j'ai eu un petit dialogue avec le Père Teilhard de Chardin. On parlait alors beaucoup des camps de concentration dans l'Europe centrale. J'entends encore le Père Teilhard me dire : « Mais après tout, les démocraties populaires sont peut-être dans le sens de l'histoire. » A quoi je lui objectai : « Et que faites-vous des milliers de déportés dans les camps ? »
Avec un geste que je n'ai jamais oublié, il répondit : « Qu'est-ce que sont des milliers d'hommes au regard de ...? »
Je fis alors la réflexion suivante : le Père Teilhard était ce qu'on peut appeler un saint homme. S'il avait rencontré un blessé ou un malade sur sa route, il se serait conduit comme le Bon Samaritain. Et pourquoi ? Parce qu'il aurait eu la vision du prochain. Mais à partir du moment où il disait « Des milliers d'hommes », il ne voyait plus rien. Et ceci m'amène à dire que le nombre est aveuglant. Si nous nous plaçons sur le plan du concret, qui est, pour moi, le seul qui compte, on peut constater que, lorsque nous parlons du grand nombre, nous ne voyons plus rien.
Quand il s'agit du monde matériel, nous pouvons encore raisonner, mais le prochain, lui, ne peut pas devenir un million, cela ne veut absolument plus rien dire. « Le prochain » devient « la masse », et la masse est une expression dégradée de l'être humain. Et c'est là un danger terrible.
J'ai horreur de la dictature
J'ai horreur de la dictature. Ce qui m'effraie, c'est que le régime parlementaire qui, sans m'enthousiasmer, me parait, de loin, le moins mauvais dans le monde que nous connaissons, risque de ne pas survivre dans des sociétés aussi contrôlées par la technique que le sont les nôtres. Le danger, qu'on verra peut-être dans l'avenir, c'est le pouvoir aux mains des technocrates.
Un technocrate ? C'est quelqu'un qui pense les hommes selon le registre de la technique, c'est-à-dire pour qui, au fond, l'ordre du rendement est essentiel. Vous voyez cela : chaque individu considéré comme une unité de rendement ! C'est intolérable.
Il est dans la logique de la technocratie de mener à des choses monstrueuses. A la limite, c'est la suppression des incurables, l'eugénisme sous toutes ses formes, la manipulation génétique. Si nous nous plaçons dans une optique providentielle, les fours crématoires nazis sont une espèce de sinistre avertissement des conséquences possibles d'une vue technocratique du monde. Après tout, il peut paraître logique, si l'on s'en tient à ces catégories, de proclamer que dès le moment où les hommes ne fournissent pas un travail correspondant aux frais de leur entretien, il n'y a qu'à les supprimer. Certes, ici et là, les modalités pourraient être différentes, plus ou moins féroces ou nuancées, mais le principe serait le même.
L'un des plus grands crimes que l'homme puisse commettre, c'est d'humilier l'autre
On ose à peine parler aujourd'hui de « dignité humaine » parce que ce sont des mots dont on a usé à tort et à travers. Pensez aux camps de concentration nazis. C'est un crime de considérer l'homme comme une chose. Et la dignité, c'est ce que nous entrevoyons quand nous sentons que c'est monstrueux. Je reconnais un certain sacré chez l'autre – mais je ne crois pas que cela puisse être défini en termes rationnels. A mes yeux, le caractère sacré de l'être humain serait plutôt lié à sa condition mortelle. Le fait qu'il est appelé à vivre et à mourir à travers toutes sortes d'épreuves est lié à sa dignité.
Aujourd'hui, je déplore l'absence de fraternité. Au fond la Révolution Française
et ce qui a suivi a tout confondu en mêlant égalité et fraternité. Je pense
que non seulement elles ne sont pas compatibles mais qu'elles vont en sens
opposé. Ce qu'on appelle l'égalitarisme me paraît détestable. Nietzsche le
pensait aussi. Pour moi, l'égalité est égocentrique, elle est une prétention.
« Je suis ton égal. » Ce qui est admirable dans la fraternité, c'est
qu'elle dit à l'autre : « Tu es mon frère. » Comment alors ne me
réjouirais-je pas de ta supériorité ? Dans la fraternité, le centre,
ce n'est plus moi, c'est toi.
Le Figaro littéraire, 28 octobre 1972
Propos recueillis par Frédéric de Towarnicki
Présence de Gabriel Marcel