Il y a quelques mois, je dînais chez une
amie en compagnie d'un savant qui m'avait été
présenté à l'avance comme un bon musicien.
Je n'oublierai pas l'indignation qui s'empara de moi lorsque
j'entendis ce naturaliste non seulement déclarer que
Mozart lui était complètement étranger,
mais s'évertuer à le piétiner avec une
sorte de rage imbécile. C'est que Mozart est l'un de
ces très rares artistes auxquels on ne peut s'attaquer
sans commettre un sacrilège.
En ce qui me concerne, il a été le premier pour
qui j'ai éprouvé l'espèce de tendresse
révérencielle qu'on peut avoir pour son ange gardien.
Il me semble que ces mots traduisent assez fidèlement
ce que je ressentais à l'âge de cinq ou six ans - mes repères sont ici très précis - lorsqu'on
me jouait les sonates pour piano. Je me rappelle aussi que j'avais
demandé la permission de garder près de moi la
partition de Don Juan, devenue comme un talisman. Un talisman
contre quoi ? Il est certes difficile de préciser. Pourtant,
déjà dans ce temps-là, je connaissais l'angoisse,
l'affolement de qui se sent perdu dans un monde qui ne lui offre
d'autre recours que l'affection de ses proches : la mort de
ma mère m'avait rendu extraordinairement vulnérable.
Je ne crois pas me tromper en disant que Mozart me protégeait
contre une certaine froideur inhospitalière du monde,
ressentie par l'enfant plus douloureusement encore qu'elle ne
peut l'être par l'adulte.
Il y a eu d'ailleurs toute une période de ma vie pendant
laquelle Mozart s'est éloigné de moi, ce fut la période romantique, celle où Schumann, puis Wagner
et certains wagnériens exercèrent sur moi leurs
puissances de fascination. Si je suis revenu à Mozart,
peut-être fut-ce par un détour, par la méditation
bienfaisante de ce Fauré qui devait s'établir
au plus intime de ma ferveur et, après Debussy, me rendre
toujours plus amoureusement sensible à la ligne musicale,
à ce dessin qui ne peut être que caressé
par ce qu'il faudrait sans doute appeler notre regard auditif.
Tandis que j'écris, j'écoute s'émouvoir
en moi les premières mesures du Quintette avec clarinette,
qui s'apparente pour moi aux compositions les plus nobles et
les plus délicates d'un Giorgione. Ici resplendit cette
« lumière » de Mozart, dont a parlé un critique. Pourquoi, à l'heure où est parvenue
l'humanité, sommes-nous tous, en tous pays, si enclins
à nous tourner vers cette lumière-là ?
Cette fois encore - avec une insistance qui me surprend moi-même
-, ce sont les mots « ange gardien » qui me
viennent aux lèvres. Et, en vérité, je
ne vois aucun autre musicien auquel ils s'appliquent aussi exactement.
Ils permettent de préciser la dimension selon laquelle
Mozart peut être dit chrétien. Sans doute s'agit-il
d'un christianisme salésien ou peut-être fénelonien,
tout chargé des baumes de la tendresse et de la consolation.
Et cependant, ici comme toujours, la vérité est
moins simple que nous sommes portés à le croire,
lorsque nous tentons de la mettre en formules. Cet ange est
descendu parmi les hommes, il a subi la séduction propre
à ce qui n'est qu'éphémère, peut-être
même à ce qui se veut mortel ; et il a vu l'abîme
s'ouvrir sous ses pas, puis il est remonté vers ce ciel
d'où il lui avait bien fallu s'exiler pour connaître
la compassion. Il a rejoint les demeures inaltérables
d'où se déversent sur nous indéfectiblement
les nappes écumantes de sa jubilation.
Gabriel
Marcel
(article paru dans La Croix, 31 janvier 1956,
pour le bicentenaire de Mozart)
Présence de Gabriel Marcel