Un des meilleurs philosophes
français de l'heure revient s'entretenir avec l'un de ses maîtres,
auquel il avait déjà consacré un livre pénétrant (cf. G. Marcel
et K. Jaspers, philosophie du mystère et philosophie du paradoxe,
Editions du Temps présent, Paris, 1947, 456 p.). Cela nous
vaut une sorte d'itinéraire philosophique de Gabriel Marcel :
en six entretiens, tous les principaux versants de la réflexion
marcélienne (versants ontologique, existentiel, dramatique, éthique)
se trouvent successivement évoqués, ainsi que l'« arête
commune à tous ces versants ».
Le premier entretien s'organise à la fois autour des années
de formation et en fonction des deux parties du Journal métaphysique
: la première, de forme très didactique, rédigée en 1914 et qui
constitue une lutte serrée contre la dialectique et l'esprit de
système, « mais avec les moyens mêmes qu'il lui emprunte
» ; la seconde, écrite de 1915 à 1923, qui se termine par
l'essai-programme intitulé Existence et objectivité, où
G. Marcel a posé, dans des analyses portant sur la sensation et
le « corps propre », les fondements de ce que Merleau-Ponty
et d'autres appelleront plus tard la « phénoménologie de
la perception ». Ici, le philosophe reconnaît d'ailleurs
honnêtement sa dette envers Claudel et son Art poétique.
Pourquoi, à partir de 1933, la question de l'être remplace-t-elle
celle de l'existence, demande Paul Ricœur au seuil du deuxième
entretien ? G. Marcel explique le fait d'abord par sa
formation idéaliste, puis, plus profondément, par une précision
relative de la perception elle-même, lorsqu'il en vint à se demander
« ce que nous voulons dire quand nous parlons de l'être,
quelle est notre visée ». Quant à l'exigence ontologique
proprement dite, qui fait l'objet de la méditation Position
et approches concrètes du mystère ontologique (1933), elle
s'enracine de manière polémique dans le refus d'un monde «
où l'homme n'est plus traité que comme un faisceau de fonctions
», au nom d'une aspiration « qui nous porte vers une
plénitude, c'est-à-dire de quelque chose qui est totalement réfractaire
» aux déterminations fonctionnelles et abstraites d'une
monde de plus en plus technicisé.
C'est au lien vital qui unit, dans l'œuvre de G. Marcel, théâtre
et philosophie, qu'est consacré le troisième entretien.
Entre autres remarques sur la nature dramatique de sa philosophie,
son souci d'exercer à l'égard des êtres une conciliation providentielle
des points de vue, l'attirance de l'éthique chrétienne du non-jugement
et la fréquente anticipation de l'œuvre dramatique sur l'œuvre
philosophique (celle-ci restant d'autre part entièrement autonome
à celle-là), G. Marcel esquisse un intéressant rapprochement avec
la méthode kierkegaardienne de « communication indirecte
». N'est-ce pas là prôner un mode de philosopher qui jouerait
en quelque sorte, dans et pour la vie humaine, un rôle d'irrigation
corrélatif et réciproque du rôle d'irrigation que remplit, dans
et pour la réflexion humaine, l'exemple emprunté à la vie ?
Le quatrième entretien, lui, s'efforce d'abord d'éclairer
la situation de la philosophie de G. Marcel par rapport au christianisme.
Prenant prétexte d'une assertion du philosophe selon laquelle
il se considère « comme ayant toujours été un philosophe
du seuil », adossé à la religion chrétienne mais de manière
à parler avec les non-croyants, Paul Ricœur fait surgir dans
le dialogue le voisinage de Jaspers et de Heidegger. G. Marcel
constate un accord profond avec ce dernier touchant « le
sens sacré de l'être », la « conviction que l'être
est une réalité sacrale ».
De l'ontologie, le cinquième entretien nous fait passer
à la question de la présence sociale et de l'engagement politique
du philosophe. G. Marcel distingue là deux formes d'engagement
: un engagement partisan, qui irait à l'encontre de « ce
qu'il y a d'humain dans l'homme », et qu'il récuse
à ce titre ; un engagement fondamental, portant sur les «
conditions structurales de l'existence personnelle ». Ce
dernier intéresse, sans condition, le philosophe qui doit «
prendre une position vraiment militante » partout où
il rencontre une atteinte à la dignité de l'être dans la présence
humaine comme sacrée. L'ontologique est ici la source et le fondement
de l'exigence politique.
Restait à envisager, dans un dernier entretien, «
l'unité vivante qui règne entre tous les thèmes » de l'œuvre
marcélienne. Celle-ci se caractérise bien par l'expression de
socratisme chrétien (qui est du P.Tilliette). Chrétien
sans doute par l'accent mis sur l'humilité, le recours à la grâce,
l'importance centrale des Théologales (fidélité, espérance et
agapè), mais socratisme authentique aussi d'une œuvre où le thème
de l'« itinérance » de l'homme tient une place
si essentielle. Cette réflexion où s'affrontent sans cesse «
une métaphysique de la lumière et une sociologie des ténèbres
» (formule de Paul Ricœur) n'est pas un scepticisme : «
C'est une recherche tâtonnante, mais une recherche qui n'implique
pas qu'on se ferme à une lumière lorsqu'on la voit. » Tel
est le vrai sens du recours chrétien à la grâce qui n'a rien à
voir avec l'objectivation indue qui ferait de celle-ci «
le ressort d'un pseudo-savoir ».
Il serait exagéré de dire que ce petit volume apporte réellement
des révélations, mais, mis dès le départ sous le signe de l'exploration,
il récapitule avec bonheur le parcours d'une pensée. On saura
gré à Paul Ricœur de l'intelligence discrète avec laquelle ces
entretiens ont été savamment menés et ordonnés.
Michel Sales
Présence de Gabriel Marcel