GABRIEL MARCEL (7 décembre 1889 – 8 octobre 1973)
Philosophe, dramaturge, musicien. Agrégé de philosophie à vingt ans. C’est un penseur particulièrement ouvert sur le monde, puisqu’il connut la plupart des pays d’Europe, les États-Unis, le Canada, l’Amérique du Sud, le Moyen-Orient et le Japon. Toujours curieux des lieux et des gens, il donnait de nombreuses conférences, et des cours comme les Gifford Lectures d’Aberdeen (publiées en français sous le titre Le Mystère de l’Être) ou les William James Lectures (La Dignité humaine). Il consacra sa vie à des activités variées, la philosophie au premier chef, le théâtre, puisqu’il écrivit une vingtaine de pièces, la critique dramatique dans plusieurs grandes revues (Nouvelle Revue Française, Europe, Nouvelles littéraires) et la musique : pianiste amateur, il lisait les partitions de musique comme des romans, improvisait, et composait des mélodies pour chant et piano.
De son vivant, il exerça une influence philosophique considérable et depuis son entrée dans l’Église Catholique en 1929 il fut considéré comme le principal représentant de l’Existentialisme Chrétien, terme auquel d’ailleurs il préférait celui de néo-socratisme. Sa pensée se situe aussi loin de l’existentialisme allemand de Heidegger que de l’existentialisme athée de Jean-Paul Sartre. Exigeante et lucide, elle ne s’établit pas dans la sphère de la philosophie abstraite et désincarnée, mais au contraire tire les leçons de la vie même : c’est la vie elle-même qui suscite les problèmes et qui procure les solutions.
GABRIEL MARCEL ÉCRIVAIT EN 1969 :
«Êtes-vous assez reconnaissant à Dieu de Avous avoir donné une si belle vie ?» – Au moment même, lorsqu’une vieille amie, il y a quelques mois, me posait cette question, je fus dans l’incapacité d’y répondre, malgré l’écho qu’elle éveillait au plus profond de moi. On aurait dit qu’elle me demandait de porter un regard neuf sur ma vie. «Est-ce vrai, me demandais-je puis-je dire en toute sincérité que j’ai eu une belle vie ?» Au bout de quelques instants, il me sembla qu’un accord, un oui, montait du fond de moi-même. Oui, c’est vrai, tout considéré, ma vie a été belle ; ma vieille amie avait raison. Mais dans ce cas, pourquoi cette hésitation avant de le reconnaître ? Deux raisons sans doute. D’abord, les peines indéracinables qui ont assombri mon existence, la mort de ma mère alors que j’étais un tout petit enfant, puis, il y a un peu plus de vingt ans, la disparition de ma femme, précédée de peu par celle de ma tante, ma seconde mère. Ne disons surtout pas que ces tristesses appartiennent au lot commun, ce ne serait qu’une banalité vide de sens.
Ensuite, ma vie a été perpétuellement en proie à une recherche, menée souvent, et pour de longues périodes, dans l’obscurité et l’angoisse. Rien ne serait plus faux que de se la représenter comme une montée vers la lumière. Certes, j’ai connu des moments non seulement de réconfort et de sérénité, mais aussi de lumière – souvent suivis par les redescentes les plus douloureuses...
Dans le discours prononcé en septembre 1964 à Francfort,
où j’avais reçu le Prix de la Paix, j’ai dit que le rôle du philosophe, aujourd’hui,
était celui d’un veilleur. Ceci est une conviction profonde. Ce rôle, rendu
de plus en plus indispensable par la progreAssion inquiétante des techniques,
se voit aussi de plus en plus contesté. L’idée nietzschéenne
de penseur tragique se confirme, encore que dans un sens assez différent
de ce qu’avait pu concevoir l’auteur d’Aurore. Je suis obligé de
reconnaître que je me suis acquitté de ce rôle de la manière la
plus imparfaite. Certes, les avertissements et les mises en garde ne manquent
pas dans mes écrits, car je n’ai jamais un instant perdu de vue la situation
angoissante de notre monde contemporain. Jamais, depuis les jours terribles de
la première guerre mondiale, je n’ai cessé de sentir, je peux dire
dans ma chair, l’épreuve sans nom qu’impose notre condition à ceux
qui aiment – c’est-à-dire les seuls qui comptent. En ce sens, je pense pouvoir
dire que ma pensée a été une pensée engagée,
non dans quelque parti ou idéologie, mais au service des hommes, mes semblables.
(« An Autobiographical Essay »
[inédit en français],
in The Philosophy of Gabriel Marcel,
Open Court, La Salle [Illinois], 1984)
GABRIEL MARCEL PAR ANDRÉ A. DEVAUX
Un être itinérant, en marche vers l’espérance
Gabriel Marcel a choisi d’exprimer sa pensée sous une forme directe, autobiographique. Les grands textes de la littérature philosophique ont très généralement cette allure particulière et cet accent incomparable à quoi se reconnaissent les expériences vécues. Le Discours de Descartes, le Traité de la réforme de l’entendement de Spinoza, par exemple, ne portent-ils pas cette marque si attachante ? Ce que note Marcel dans son Journal Métaphysique, c’est tout l’ensemble d’une activité aux formes diverses, s’ouvrant aux trésors de l’esthétique pure (Marcel est dramaturge et musicien), comme aux spéculations philosophiques les plus profondes. Cette variété confirme l’attrait exceptionnel d’un auteur chez qui l’homme transparaît constamment.
Ce premier «journal» philosophique couvre les années déterminantes, de 1913 à 1923, et relate les démarches essentielles qui vont mener Gabriel Marcel à l’événement central de son existence, son entrée dans l’Eglise Catholique – conversion sans tapage, mais décisive, telle qu’elle est relatée dans un texte ultérieur au titre mystérieux : Être et Avoir. De même résonance est la somme réunie dans Du Refus à l’Invocation. Ensuite vient l’analyse de l’œuvre du philosophe américain Josiah Royce, théoricien de la loyauté et moraliste considérable : c’est La Métaphysique de Royce. Homo Viator ensuite définit l’homme selon Marcel, un être itinérant, toujours en route et marchant vers l’espérance, au-delà de tous les espoirs empiriques, en sorte que le sous-titre de ce livre – «Prolégomènes à une métaphysique de l’espérance» – pourrait convenir à l’œuvre entière.
Une philosophie du mystère et de la communication
Marcel rompt avec le rationalisme strict qui voudrait exprimer tout l’univers en termes d’intelligibilité, pour laisser au mystérieux sa place et son poids. Nous sommes engagés au sein d’un monde concret et inépuisable, irréductible aux abstractions appauvrissantes de l’intellectualisme. «Le problème est quelque chose qu’on rencontre et qui barre la route... Le mystère est quelque chose où je me trouve engagé, dont l’essence est par conséquent de n’être pas tout entier devant moi...» Le mystère a une priorité manifeste sur le problème, le premier étant de l’ordre de l’inquiétude, le second appartenant à la curiosité.
Par suite, la philosophie marcellienne sera une philosophie de la foi, mais qui n’exclut pas le rôle de l’intelligence. En ce sens, Marcel continue Bergson. Chez les deux philosophes, en effet, le seul critère capable de garantir la validité de la pensée, c’est l’expérience vécue, le contact éprouvé avec l’existence, sans escamotage ou tricherie. Or, nous vérifions que le mystère des mystères est notre «incarnation», et c’est ici qu’intervient la distinction éclairante opérée par Marcel entre l’Être et l’Avoir : l’Avoir est quantitatif, mesurable, extérieur à moi ; l’Être est qualité, mystère, intimité. La philosophie authentique sera progrès vers l’être par réduction de l’avoir.
Gabriel Marcel propose, au terme d’analyses toujours très étroitement liées aux réalités existentielles les plus expressives, une doctrine propre, selon lui, à restaurer le «pacte nuptial» qui doit unir l’homme à la vie, dans une communion effective. L’homme est corps et âme, et le philosophe est celui qui n’échappe jamais au sentiment de cette alliance fonctionnelle : le philosophe est un homme hanté par le réel.
André A. Devaux, Paris
GABRIEL MARCEL PAR E.M. CIORAN (1971) :
«Chacun a conçu des moments où il a été tenté de poser l’universel non-sens», écrivait Marcel le 12 mai 1943 (Présence et Immortalité). On peut dire que le sens profond de son œuvre et de sa vie est le refus de cette tentation, la plus terrible de toutes, car elle est le fruit de nos états négatifs, de nos lassitudes, de toutes les lacunes de notre être. Elle comporte de plus un côté maladif qui lui confère un charme dangereux, irrésistible. Le vivant a le goût naturel de l’être ; il lui est donc facile de chercher et de trouver un sens à tout. Imaginons ce goût dévié, perverti ou simplement affaibli : ce qui auparavant avait une portée, cesse maintenant d’en avoir, et ce glissement funeste ne fera que s’accentuer pour finalement aboutir à la disjonction totale entre existence et signification, sans possibilité de les faire coïncider de nouveau. Sans la foi et sans ce besoin qu’il a toujours ressenti de posséder –et de se créer – des attachements et des convictions, Gabriel Marcel n’aurait peut-être pas réussi à éviter l’expérience durable, obsédante, du non-sens, et cela d’autant plus que le nihilisme n’est nullement une position paradoxale ou monstrueuse, mais la conclusion normale à quoi est acculé tout esprit qui a perdu le contact intime avec le mystère, ce mot pudique pour désigner l’absolu.
(in The Philosophy of Gabriel Marcel,
Open Court, La Salle [Illinois], 1984,
pp.75-76)
Présence de Gabriel Marcel